Toute histoire commence un jour, quelque part, dans un regard triste ou sur un visage souriant. Je vous raconte une journée qui m’a beaucoup marquée.
Je revenais d’un voyage, un soir de Mars. À ma descente du taxi, au rond-point la pirogue (Togo), je vis s’approcher de moi cette belle petite fille au visage fatigué et au sourire radieux. Elle était de la tribu des nomades touareg.
Prédisant qu’elle ne venait vers moi que pour me demander de l’argent, je me mis à presser mes pas. Malgré mes efforts elle parvint tout de même à me rattraper et tenant ma main elle me suivit tout en silence.
Une petite voix dans ma tête me répétait sans cesse de garder le silence en continuant de marcher et lorsqu’elle en aura assez, elle prendra une voie inverse. C’était sans compter sur la détermination de cette petite fille qui continuait par me suivre tout en silence.
Au bout de dix minutes de marche, je rendis les armes et lui demanda si elle voulait manger quelque chose. Elle se retourna vers moi et s’exprimant dans mon patois, elle dit : « si vous y tenez ».
Pendant qu’elle mangeait son plat de koliko (igname frit), je m’assis près d’elle et là, pléthore de questions me traversaient l’esprit. Je voulais la connaitre, savoir ce qu’elle voulait de moi, d’où est-ce qu’elle venait, où était ses parents, pourquoi était-elle obligée, à son âge, de mendier aux feux tricolores, etc.
Mais lorsque j’ouvris la bouche, je me surpris en train de lui poser une petite et simple question : « quel est ton nom ? ». « Samsia » me répondit-elle, ce qui signifie ‘‘lumière’’ en français. Je lui demandai ensuite de me conter son histoire. Elle baissa la tête pendant une dizaine de secondes et commença à me parler avec une voix triste. D’un air sérieux, je m’assoupis sur la chaise en l’écoutant.
‘‘Je viens du Nord Mali ; disait-elle, je suis la fille unique d’un instituteur. Je n’ai jamais connu ma génitrice car cette dernière est morte juste après ma naissance. Mon père m’a appris tellement de choses. J’ai reçu un don magnifique de Dieu, celui d’avoir une mémoire eidétique.’’
‘‘Mon père m’a appris que Dieu est le créateur de toute chose et que la crainte de Dieu est le début de la sagesse. Il m’a aussi appris que chaque humain, sans distinction d’origine ni de sexe, nait libre et égal aux autres. Il me disait tout le temps que le monde était un endroit merveilleux où l’Homme se doit de s’épanouir et créer son futur.’’
‘‘Mais, en janvier 2012, mon regard sur le monde changea radicalement. Quand je vis certains hommes abattre leurs semblables, quand je vis un poignard transpercer la poitrine de mon père qui refusait de se séparer de sa bible ; je me rendis compte que le monde n’était pas un havre de paix comme il me le disait. Dès ce moment, j’étais devenue orpheline et livrée à moi-même. Je ne voyais plus la vie de la même manière. Que faire ? J’ai donc décidé d’appartenir à une famille tout à côté de notre habitation.’’
‘‘Dans cette famille, je manquais de tout, d’un repas ponctuel, à une douche. J’ai tellement marché ; la fatigue et la faim affaiblissaient mon corps au point où j’oubliais de compter les jours qui se sont écoulés depuis le début de mon périple. Un jour, mes désormais tuteurs m’annoncèrent que nous étions arrivés à notre destination. Une ville très différente de mes origines de par l’habillement des habitants, leur liberté, leur allure. À chaque regard porté sur moi je pouvais lire soit du dédain, soit de la pitié ou de la colère. J’affrontais chaque jour une honte profonde en m’approchant des véhicules aux feux tricolores pour faire la manche. Mais en repensant à là d’où je viens, je me dis au fond de moi que ceci n’est qu’un moindre prix à payer. Chaque jour, à chaque heure résonne à mes oreilles cette parole de mon père : « Ta réussite ne dépend pas de là d’où tu viens, ni de là où tu es mais bien de là où tu te fixes comme objectif d’arriver et des moyens que tu mets en place pour l’atteinte de ces objectifs. »’’
Samsia clamait avec certitude : « moi je deviendrai ingénieure et je reconstruirai mon pays. » Tournant son regard triste vers moi, elle me dit : « Tanti, vous vous êtes sûrement demandée pourquoi je vous ai suivi… Je voulais vous demander de m’offrir le livre que vous tenez en main ».
Ce livre s’intitulait ‘‘Les sciences de l’ingénieur expliqué aux enfants’’. Je baissai la tête et ne pus m’empêcher d’éclater en sanglots.